Comment la criminalité organisée s'est infiltrée dans les ports européens (2024)

Dans un document de 24 pages, Europol, l'agence européenne spécialisée dans la répression de la criminalité, documente finement le modus vivendi des réseaux de trafiquants. Une véritable organisation logistique en door-to-door qui exploite des techniques de plus en plus sophistiquées : conteneur cheval de Troie ou clone, méthode switch ou rip-on/rip-off...

« Malheureusem*nt, il y aura toujours des individus susceptibles d'être corrompus par les trafiquants de drogue ou, ce qui est encore plus difficile à prévoir, des personnes honnêtes qui succomberont à la corruption. Il s'agit d'un facteur humain qu'il est impossible pour les entreprises de contrôler entièrement », réagissait MSC dans un communiqué en date du 17 janvier alors que le leader mondial du transport maritime de conteneurs faisait face aux accusations d’infiltration de son personnel dans l’affaire du MSC Gayane. En 2019, ce porte-conteneurs avait été saisi dans le port de Philadelphie avec une cargaison record de 20 t de cocaïne d’une valeur marchande de 1 Md$. En fin d’année dernière, cette affaire a ressurgi sur la scène médiatique à l'heure du jugement de plusieurs membres d'équipage, tandis que MSC risquait une amende de 700 M$.

Mais ce dossier n’est qu’un parmi tant d’autres. Les exploitants de porte-conteneurs sont tous susceptibles, à un moment ou à un autre, d'en faire l'amère expérience. Comme en témoignent les cas les plus récents : le MSC Lorena (18 janvier, 2,4 t de cocaïne à bord), le CMA CGM Voltaire (700 kg de cocaïne), le Maersk Invernes (700 kg) ou encore les Rotterdam Express et Dusseldorf Express de Hapag-Lloyd en 2018 et 2021.

Il y a encore quelques jours, un employé de KGH Customs, filiale de Maersk, a été arrêté, soupçonné d’être une des parties prenantes d'un trafic détecté dans le port de Rotterdam.

Une caverne d’Alibaba illégale

En février dernier, MSC, Maersk, CMA CGM, Hapag Lloyd et Seatrade se sont engagés à redoubler d'efforts et à collaborer avec les autorités belges et néerlandaises dans leur traque de ces produits qui composent une caverne d'Alibaba illégale ; cocaïne, héroïne, (pré)précurseurs, produits chimiques entrant dans la fabrication de drogues de synthèse, herbe et résine de cannabis mais aussi produits du tabac, marchandises contrefaites, déchets illicites, véhicules ou pièces de véhicules volés…

Des réactions tardives

Sur les 2 000 t de cocaïne produites chaque année, 600 à 700 t arrivent sur le marché européen, selon les données. Plus de 250 t ont été saisies entre 2010 et 2022, dont 162 t pour les seuls ports d'Anvers et de Rotterdam. Au cours des dernières années, Europol estime qu'au moins 200 t de cocaïne ont transité par les seuls ports néerlandais d'Amsterdam et de Rotterdam.

Aussi tardif soit-il, le premier rapport d’Europol sur le phénomène renseigne finement l'infiltration des infrastructures portuaires et le modus vivendi (de plus en plus sophistiqué) pour expédier puis extraire les marchandises illicites des ports. Une organisation de véritables transitaires ès-qualité diablement roués mais dépourvus de surmoi et surtout prêts à tout pour assurer une fluidité dans leur chaîne « quoi qu’il en coûte » (vu le nombre de parties prenantes à corrompre).

Il ressort de prime abord de ce document de 24 pages que le facteur humain est bien le maillon faible, la corruption étant un facteur clé cette organisation, au moins autant que les failles de la chaîne logistique que les réseaux criminels exploitent savamment.

« Les réseaux criminels travaillent en étroite collaboration pour échapper à la sécurité aux frontières terrestres et dans les aéroports et ports. Ils n'ont qu'une chose en tête : le profit. Ce rapport, qui constitue la première coopération entre les ports d'Anvers, de Rotterdam et de Hambourg/Bremerhaven, a permis d'approfondir les connaissances, ce qui constitue l'arme la plus efficace contre la criminalité organisée », explique Catherine De Bolle, directrice générale d'Europol.

« Il illustre ce à quoi nous sommes confrontés. Il met à nu la sophistication des bandes criminelles de trafiquants de drogue, leur puissance et leur sauvagerie. Les trafiquants de drogue procèdent parfois par la corruption, parfois par l'intimidation », ajoute Ylva Johansson, commissaire européenne aux Affaires intérieures.

Pourquoi les ports européens sont si exposés ?

Partie du réseau transeuropéen de transport (RTE-T), qui interconnecte les infrastructures maritimes, ferroviaires et routières ainsi que les voies navigables intérieures, les ports hautement automatisés d'Anvers, de Hambourg et de Rotterdam sont des hubs parfaits, y compris pour les réseaux criminels. Grâce à leur hinterland de longue portée, ils permettent d'organiser une distribution efficace des cargaisons à l'échelle de l'UE.

Or, ils sont particulièrement vulnérables en raison de leurs structures ouvertes (nécessaire accessibilité), de la nature de leurs opérations (qui fait intervenir plusieurs intermédiaires), du facteur humain (exposé à l’intimidation et à la corruption), de leurs failles dans les procédures portuaires et logistiques (faibles inspections) et des masses de marchandises traitées (25 % du fret conteneurisé ; 98 MEVP dont 13,4 MEVP à Rotterdam, 12 millions à Anvers et 8,8 millions à Hambourg). En proportion du débit journalier, le pourcentage de conteneurs inspectés est d’environ 10 % des conteneurs en provenance des pays d'Amérique du Sud et de 2 %, toutes régions confondues. Autant dire modeste.

Y-a-t-il des facteurs aggravants ?

Plus le port est automatisé, plus les vulnérabilités sont grandes sauf si elles sont compensées par de solides mesures de cybersécurité et des procédures de sécurité renforcées, surtout aux points critiques : les douanes.

Plus le nombre d’interventions humaines est élevé, plus il offre d’opportunités criminelles. En l’occurrence, les ports sont des ruches où fourmillent des prestataires de services, des transitaires, des manutentionnaires, des transporteurs routiers. Quels que soient les modes opératoires, qui ont de plus en plus recours à des technologies avancées, ils nécessitent le soutien « d'initiés » opérant dans le port.

L’interconnexion des systèmes d'information de toutes les parties prenantes est une autre fragilité, permettant aux nerd d'y avoir accès.

La numérisation accrue des infrastructures les expose davantage comme en témoigne le nombre croissant d'incidents liés à la violation et à la manipulation de systèmes informatiques.

Comment se construit le réseau de corruption ?

Europol qualifie les personnes opérant à la solde des réseaux criminels de « coordinateurs locaux » ou « initiés ». En réalité, il s’agit de travailleurs portuaires, marins, transitaires, importateurs, transporteurs, manutentionnaires, agents de sécurité, policiers ou douaniers, énumère le rapport. Les commissions de corruption peuvent atteindre des centaines de milliers d'euros. Les plus élevées sont versées aux maillons qui permettent de sortir la marchandise du port, souvent des grutiers, des planners (qui peut fournir des informations sur la position exacte du conteneur dans la pile) ou des employés donnant accès aux systèmes informatiques. Ils peuvent recevoir entre 7 et 15 % de la valeur du chargement illicite.

Comment cela fonctionne ? Deux modèles commerciaux cohabitent

« Les réseaux criminels internationaux s'appuient sur des personnes de confiance pour corrompre le personnel portuaire et organiser le passage des marchandises. Et s'ils ne sont pas en mesure de mettre en place eux-mêmes l'infiltration portuaire, ils font appel à des intermédiaires qui offrent leurs services », décrit le rapport. Ainsi au fil du temps, certains gangs y ont pris racine et font partie du paysage portuaire « depuis plus de dix ans », ajoute l’agence européenne.

Ces bandes organisées prennent tout en charge, depuis la prise en charge de la marchandise jusqu’à la distribution finale en passant par l'infiltration des ports et l’exfiltration des marchandises puis la logistique du transport. Un modèle door-to-door en somme.

Europol va plus loin : « les drogues parviennent également dans l'UE par le biais de réseaux interconnectés de fournisseurs indépendants, de transporteurs, de courtiers et de distributeurs en gros ou détaillants opérant ensemble, chaque partenaire se concentrant sur une partie spécifique du processus. Dans la plupart des cas, il s'agit d'un entre deux entre le modèle de bout en bout et le modèle de collaboration indépendante », répond Europol.

Quelles sont les techniques d’infiltration des navires ?

Les marchandises peuvent être dissimulées, attachées à la coque extérieure ou cachées dans des conteneurs embarqués. Elles peuvent être récupérées avant que les navires n'atteignent le port ou après leur arrivée. Les bateaux de plaisance et les chalutiers sont plébiscités pour leur souplesse : ils entrent dans l'UE par les petites marinas et les ports de pêche. Mais les plus grandes quantités se transportent surtout par conteneurs. Dans le port de départ, la drogue est placée dans le conteneur à un endroit facilement accessible. « Elles peuvent être dissimulées dans des sacs (de sport) et placées dans un endroit facilement accessible du conteneur, dissimulées dans les marchandises légitimes (par exemple, cachées entre des caisses de fruits), incorporées physiquement dans des blocs de marbre, chimiquement dans des textiles ou du charbon, ou dissimulées dans les éléments de construction du conteneur, tels que le toit, le plancher, la paroi arrière...», détaille le rapport dont la précision étonne.

Les drogues voisinent ainsi avec le fret d'un chargeur (méthode rip-on/rip-off), qui n'est souvent pas au courant de la situation.

« Ces dernières années, on a observé de plus en plus de cas d'utilisation de la méthode du "switch". Cette méthode consiste à transférer les drogues d'un conteneur non communautaire vers un autre conteneur qui présente moins ou pas de risque d'être contrôlé ». Il est également possible d'utiliser des conteneurs vides, de transbordement ou d'exportation. Ces derniers jouent le rôle de « cheval de Troie » (une équipe se trouve dans la zone portuaire sécurisée, parfois plusieurs jours avant l'arrivée de la marchandise).

Une autre variante est le clonage des boîtes en utilisant le même numéro d'enregistrement pour plusieurs boîtes. Lorsqu'elle est dirigée vers le scanner, le conteneur original quitte la zone portuaire et est remplacé par une réplique du conteneur portant le même numéro d'enregistrement que le conteneur original.


Quelles méthodes utilisées pour libérer la marchandise au port de destination ?

Une fois les marchandises au port de destination, elles peuvent être libérées dans le port par une « équipe d'extraction », présente in situ, qui quitte la zone portuaire à pied ou à bord d'un véhicule. Ou sortir dans le conteneur, dépoté à l’extérieur. Une méthode plus sure qui ne nécessite pas de présence physique dans la zone portuaire et ne demande à corrompre « que » deux personnes : un employé d'une société de logistique qui fournit le code de référence et le transporteur routier qui récupère le conteneur.

Le principe de base du mode opératoire est le détournement du code de référence du conteneur (PIN, QR, autre identifiant unique) dont il est doté une fois que le transport a été payé et qui permet de le libérer dans le port de destination. « Les codes sont fournis au chauffeur d'une société de transport travaillant pour le réseau criminel, qui récupère les conteneurs au terminal portuaire en se faisant passer pour le client légitime ».

Il faut donc en déduire qu’à l’arrivée d’un conteneur dans l’UE, après que le représentant de l'importateur (le transitaire) a présenté le connaissem*nt et les autres documents aux douanes, le contrôle physique du conteneur, qui comprend en principe un balayage et est parfois complété par l'ouverture du conteneur, n’a rien détecté. Soit les techniques sont faillibes, soit la mainlevée immédiate (sans le contrôle donc) est trop systématique

Pourquoi les ports secondaires sont-ils la nouvelle cible ?

Souples, les réseaux criminels recherchent en permanence des failles dans la sécurité, adaptent leurs modes opératoires ou passent d'un port à l'autre à la recherche de conditions plus favorables pour leurs opérations.

Les ports dits secondaires de l'UE, où les mesures de sécurité en place sont moins strictes, deviennent de nouvelles proies. Le projet visant à relier 328 ports au réseau transeuropéen de transport global d'ici 2030 pourrait malencontreusem*nt renforcer cette tendance. Les trafics se sont déjà déplacés vers Hambourg, Gioia Tauro et même Le Havre, où près de 10 t de cocaïne ont été saisies l'an dernier (1,7 t à Marseille).

Comment prévenir ?

Par leur déclaration de février, les cinq armateurs se sont engagés à systématiser l'emploi de conteneurs intelligents de façon à tracer la boîte tout au long de son parcours. Les outils existent pour filer à la patte les conteneurs depuis leur embarquement jusqu'à leur destination finale, en enregistrant automatiquement tous les mouvements ou efforts d'ouverture d'un conteneur.

Il est question en outre d’avoir recours à la biométrie et au cryptage numérique de façon à limiter l'accès aux données relatives aux boîtes. Les compagnies maritimes ont par ailleurs accepté d'appliquer des politiques strictes en matière de ressources humaines, notamment en ce qui concerne leurs processus de recrutement.

Enfin, elles se sont engagées à améliorer le partage des données, tant entre elles qu'avec les autorités. L'Organisation maritime internationale (OMI) est en outre attendue sur ce sujet, notamment pour veiller à l’adoption de normes de sécurité communes.

Pour contrer le détournement des codes de référence des conteneurs, le port de Rotterdam a lancé un projet pilote avec une compagnie maritime visant à verrouiller autant que possible l’accès aux systèmes d'information. Cette mesure, en apparence simpliste, aurait eu un effet immédiat sur le nombre de codes détournés.

Europol liste d'autres mesures préventives, notamment l'enregistrement et la traçabilité de l'accès aux bases de données sensibles, l'introduction de systèmes d'alerte pour détecter les irrégularités, et le renforcement des contrôles des qualifications des personnels opérant dans les terminaux.

« L'infiltration des ports par la criminalité organisée n’est pas seulement une menace pour l'économie légitime. Elle l'est aussi pour la sécurité de l'UE », insiste l’agence européenne en charge des renseignements entre polices qui appelle à une approche commune à l'échelle européenne et à légiférer pour mieux encadrer les mesures de sécurité dans les ports, fait-elle valoir.

Adeline Descamps

Comment la criminalité organisée s'est infiltrée dans les ports européens (2024)
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