La haine, tranquille (2024)

La dernière péripétie de la course à la chefferie du Parti conservateur du Canada est particulièrement surréelle. Pierre Poilievre, bien en tête dans les intentions de vote, a serré la main à un partisan le week-end dernier, lors d’un événement de campagne. Le partisan en question s’est avéré être Jeremy Mackenzie, fondateur du Diagolon — un homme et un groupe associés à «l’extrémisme violent» par le Centre intégré d’évaluation du terrorisme (CIET), l’organisme fédéral chargé de repérer les menaces à la sécurité nationale.

On comprend que dans un bain de foule, un politicien ne connaît pas nécessairement l’identité de toutes les personnes auxquelles il serre la main. Mais depuis, l’identité du personnage est devenue publique. Le candidat à la chefferie conservatrice, Jean Charest, et le chef du NPD, Jagmeet Singh, ont tous deux demandé à Pierre Poilievre de dénoncer l’individu. Pour le moment, c’est le silence radio du côté de Poilievre. Et ce silence ne semble pas affecter particulièrement la campagne du candidat.

Il y a encore quelques années, l’incident aurait semblé surréel à quiconque suit la politique de près ou de loin. On constate pourtant que le meneur de la course au Parti conservateur peut désormais serrer la main d’un extrémiste violent surveillé par les autorités antiterroristes canadiennes, tranquille, sans que cela fasse de vagues. Après tout, M.Poilievre et plusieurs de ses collègues députés n’ont aussi eu aucun problème à s’afficher avec le convoi dit «de la liberté» à Ottawa en février dernier.

Pourtant, le CIET a aussi déterminé ce convoi comme une «opportunité» de recrutement et de réseautage importants pour plusieurs mouvements extrémistes violents, selon un rapport rendu public la semaine dernière par le truchement d’une demande d’accès à l’information. Cela ne veut pas dire que tous les participants au convoi appartenaient à des groupes extrémistes violents, bien sûr. On dit plutôt que leur présence était assez importante, particulièrement au sein des organisateurs, pour qu’il soit très problématique, voire dangereux, pour des élus de s’y associer.

Ce recrutement et ce réseautage, et par ricochet donc, cette croissance des groupes violents associés à l’extrême droite depuis février dernier, sont devenus palpables. Encore il y a deux semaines, des partisans de QAnon ont attaqué des policiers de Peterborough, en Ontario, en s’imaginant procéder à leur «arrestation citoyenne». Et plusieurs journalistes — des femmes, surtout racisées — font l’objet depuis quelques mois d’une campagne ciblée de haine.

Des courriels, écrits sur un modèle similaire, reprennent le vocabulaire et les théories haineuses des groupes d’extrême droite, tout en les ponctuant de menaces de viol et de mort. Devant la gravité de la situation, le Toronto Star, Global News, le Hill Times et l’Association canadienne des journalistes ont même dû faire une sortie conjointe pour dénoncer la situation et interpeller les services de police qui auraient failli à traiter avec assez de sérieux plusieurs plaintes reçues.

Résumons donc. Des militants d’extrême droite, dont plusieurs ont été identifiés comme des menaces terroristes, ont contribué à paralyser la capitale nationale l’hiver dernier. Depuis, ils se sont multipliés, et certains d’entre eux s’en prennent non seulement à des élus, mais aussi à des journalistes, et même à des policiers.

Imaginons un moment que ce soit le leader d’un groupe terroriste associé à l’islamisme qui serre la main de Pierre Poilievre, ou qui envoie des menaces de mort et de viol à des journalistes. Pensez-vous que l’impact sur la course à la chefferie du Parti conservateur serait la même? Pensez-vous qu’on banaliserait autant la gravité des menaces reçues? Imaginons qu’un regroupement autochtone décide de procéder à «l’arrestation citoyenne» d’un corps policier. La nouvelle serait-elle traitée comme de la petite routine d’actualité politique d’été?

Poser la question, c’est y répondre. La banalisation des menaces posées par l’extrême droite au Canada est d’ailleurs déjà dénoncée depuis plusieurs années par les experts en la matière. Et bien sûr, cette montée de la haine affecte non seulement les figures publiques, mais aussi les gens ordinaires. Entre 2019 et 2021, les crimes haineux déclarés par la police ont augmenté de 72%, selon les compilations de Statistique Canada. Là encore, imaginons une augmentation de 72% de n’importe quel autre type de crime au Canada sur une période de deux ans. Tout le monde en parlerait.

Souvent, lorsque la menace vient de l’extrême droite, l’analyse policière et médiatique porte sur des «incidents isolés», des «loups solitaires». Le mouvement est donc là, devant nous, et il grandit. Mais on peine encore à le voir comme un mouvement. Chaque plainte pour menace de mort ou de viol, par exemple, sera traitée isolément — si elle est même traitée.

On se garde, le plus souvent, de se pencher sur les réseaux auxquels appartient l’individu qui déverse sa haine. Pour cesser de banaliser le phénomène, il faudrait enfin comprendre que, même lorsqu’on a affaire à un homme seul derrière son clavier, cet homme appartient à un contexte social bien précis.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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Author: Neely Ledner

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