Doctrine de la découverte (2024)

Le pape François est venu au Canada cette semaine tenir un discours qui ne correspond pas tout à fait à ce qui était demandé dans le rapport de la Commission de vérité et réconciliation de 2015. En arrivant à Edmonton, le pape s’est excusé pour les actes de «plusieurs chrétiens» et «membres de communautés religieuses», mais pas au nom de l’Église comme telle. Le discours papal a déploré la collaboration de certains catholiques aux projets d’assimilation et de destruction culturelle pilotés par les gouvernements, mais n’a pas admis la responsabilité de l’Église, comme institution, dans la direction de ces projets. Légalement, politiquement, et même spirituellement, la nuance est majeure. C’est aux survivants des pensionnats et à leurs proches de réagir à ce choix de mots, et d’omissions.

Mais quoi qu’en dise le pape François, l’Église catholique a joué un rôle central dans la dépossession territoriale des peuples autochtones à travers les Amériques. C’est pourquoi dans les derniers jours, plus de 4800 gazouillis incluant le mot-clé #DoctrineofDiscovery ont été lancés dans la twittosphère canadienne. À l’initiative de plusieurs personnalités autochtones, la mobilisation en ligne cherche à obtenir un commentaire du pape sur la doctrine de la découverte, un concept de droit international vieux de plus de 500ans, durant les jours qui lui reste à passer au Canada.

Alors, qu’est-ce c’est, au juste, la doctrine de la découverte? Il s’agit d’un concept émanant de la bulle papale Inter caetera, émise en 1493 par le pape Alexandre VI à la demande des monarques d’Espagne, après que leur émissaire, Christophe Colomb, a atteint les Caraïbes.

Une bulle (ou édit) papale précédente avait donné au monarque du Portugal le «droit» de s’approprier le continent africain, ou plus précisément «la pleine et entière faculté d’attaquer, de rechercher, de capturer, de vaincre, de soumettre tous les sarrasins et les païens et les autres ennemis du Christ où qu’ils se trouvent […] et de réduire leurs personnes en servitude perpétuelle».

Dans le contexte, les monarques espagnols cherchent donc à avoir la bénédiction de l’Église pour faire de même sur le «nouveau» continent. La bulle de 1493 trace essentiellement une ligne dans l’Atlantique, laissant toutes les terres «découvertes» à l’ouest aux Espagnols (la majorité des Amériques) et celles à l’est aux Portugais (l’Afrique et ce qui deviendra Brésil).

En 1533, le monarque français François 1erréussit à faire spécifier par le nouveau pape, Clément VII, que la bulle de 1493 ne concernait que les terres déjà «découvertes» à l’époque. L’Église instaure en quelque sorte une règle du «premier arrivé, premier servi» pour toutes les terres non chrétiennes encore inconnues des Européens. C’est dans ce contexte que Jacques Cartier est envoyé par la France l’année suivante, et plante une croix dans la péninsule de Gaspé pour «prendre possession» du territoire au nom de son roi. Ainsi, on peut tracer une ligne directe entre l’autorité papale et le déni de la souveraineté autochtone sur les terres d’Amériques, y compris sur le territoire canadien.

Parmi les personnalités qui parlent de la doctrine de la découverte ces jours-ci, on compte le juge et sénateur à la retraite Murray Sinclair, qui a présidé à la Commission de vérité et réconciliation. En plus des excuses du pape, le rapport de la commission demandait «aux intervenants de toutes les confessions religieuses et de tous les groupes confessionnels qui ne l’ont pas déjà fait de répudier les concepts utilisés pour justifier la souveraineté européenne sur les terres et les peuples autochtones, notamment la doctrine de la découverte et le principe de terra nullius».

C’est que dans les siècles qui ont suivi ces décisions de l’Église, le droit international a continué de se construire sur les mêmes bases. On s’est demandé, par exemple, si le pape avait l’autorité de décider qui pouvait prendre possession des terres des peuples autochtones — plutôt que de seulement organiser leur conversion massive. Certains ont cru qu’il valait mieux ne s’approprier que les territoires inhabités, dit «terra nullius», et chercher à conquérir le reste par des traités.

En réponse, des penseurs influents (dont le philosophe John Locke) se sont affairés à développer une définition de la terra nullius incluant toutes les terres qui n’étaient pas occupées… à l’européenne — soit sur un mode sédentaire, agricole, puis industriel. Ces débats ont eu une forte influence sur le développement du droit canadien, alors que bien des Premières Nations au mode de vie traditionnel nomade ont dû aller devant les tribunaux «prouver» une occupation ancestrale du territoire.

En 1792, Thomas Jefferson a décrété que la doctrine de la découverte formait une base du droit international et s’appliquait aussi à la nouvelle république des États-Unis d’Amérique. Et en 1823, la Cour suprême américaine s’est appuyée explicitement sur cette doctrine pour arbitrer un conflit entre deux citoyens prétendant posséder une terre. L’un l’ayant acquis auprès de la communauté autochtone locale, l’autre auprès du gouvernement, le tribunal donnera raison au dernier.

Au fil des décennies, les tribunaux canadiens se sont appuyés sur cette décision américaine pour construire leurs propres traditions légales. C’est pourquoi plusieurs experts de la question croient qu’il serait très complexe, mais aussi éminemment nécessaire, de refonder le contrat politique et légal entre le gouvernement du Canada et les peuples autochtones afin de se dissocier, pour de bon, de la doctrine de la découverte. Ce serait là la seule façon de cesser, en tout point, d’asseoir la légitimité de l’État sur un principe colonial dont la généalogie remonte aux papes de la Renaissance.

Il serait, disons, extrêmement optimiste de croire que la mobilisation actuelle autour de la doctrine de la découvertesera commentée par le pape actuel d’ici la fin de son périple. Mais la campagne informelle contribue déjà efficacement à attirer l’attention publique sur cette question fondamentale pour les Amériques.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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Author: Golda Nolan II

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