Surtout, ne pas  paniquer (2024)

Chaque fois que j’entends des collègues dire «les Chinois» à la radio ou à la télévision, comme s’il s’agissait là d’une périphrase inoffensive pour parler du régime de Beijing, je retiens mal mes jurons. Et Dieu sait que, ces temps-ci, les occasions de faire référence au gouvernement chinois en ondes sont nombreuses.

Pourtant, on sait très bien qu’un président des États-Unis qui parlait de la COVID-19 comme d’un «virus chinois» en 2020 aura suffi à alimenter une vague de haine. Sauf qu’au-delà de la toxicité de Donald Trump, il y a toute une infrastructure, tant dans les médias traditionnels que les médias sociaux, qui a permis ou non d’établir une association entre «les Chinois», la pandémie, puis tous les maux du monde. Parfois, une personnalité particulièrement influente peut radicaliser une personne. D’autres fois, c’est l’accumulation d’images, d’expressions, bref de discours politiques et médiatiques, qui vient réveiller les vieux préjugés jusque-là enfouis au fond des consciences.

En 2019, 67 crimes haineux touchant des personnes originaires de l’Asie de l’Est ou du Sud-Est avaient été rapportés à la police au Canada. En 2020, 263 crimes ont été dénoncés: on parle de près de quatre fois plus. Et en 2021, les policiers ont enquêté sur 305 crimes anti-asiatiques. Et cette augmentation de 455% en deux ans, donc, pour être précis, ne représente que la pointe de l’iceberg.

C’est que l’immense majorité des victimes de crime haineux continuent de ne pas dénoncer les crimes à la police, et les corps policiers sont très rarement formés pour prendre au sérieux et répondre adéquatement aux plaintes lorsqu’elles adviennent. Les deux phénomènes se renforçant l’un et l’autre, il faut prendre les statistiques officielles comme un simple indice de ce qui se passe sur le terrain.

Pourtant, après une telle augmentation de la haine anti-asiatique directement corrélée à une évolution des thèmes traités dans l’actualité ces dernières années, il continue d’être acceptable de dire, à heure de grande écoute, qu’il est temps d’être plus dur envers «les Chinois». Et c’est lancé, comme ça, par des personnes dont le métier est pourtant de choisir leurs mots et d’en comprendre le pouvoir.

Permettez-moi, donc, de me montrer inquiète pour l’évolution du climat social. Parce que la rivalité politique entre Beijing et Washington (dont Ottawa semble être, sur ce dossier précis, en quelque sorte une succursale) ne semble pas près de s’atténuer.

L’ingérence étrangère dans les processus démocratiques est un problème bien réel qui peut mener à un bris de confiance des populations à l’égard de leurs institutions. Lorsqu’on a ses racines en Amérique latine, en Afrique ou au Moyen-Orient, on sait pertinemment comment les démocraties du Nord aiment jouer aux marionnettes avec des acteurs des démocraties du Sud… jusqu’à ce qu’elles s’effondrent. Lorsqu’on connaît trop bien les résultats de l’ingérence ailleurs et qu’on voit que Moscou veut tirer les ficelles des élections américaines ou que Beijing cherche à aider ou à nuire à des candidats locaux, au Canada, en fonction de leurs plateformes en politique étrangère, il y a de quoi se montrer très inquiet.

Il est toutefois impératif de faire la distinction entre l’enquête et la pression politique qui permettent un renforcement des institutions contre toute tentative d’ingérence étrangère, d’une part, et le vent de panique qui nuit justement à la démocratie. En d’autres termes: le président Xi n’a pas besoin de faire grand-chose pour affaiblir les institutions canadiennes si, à force de dérapages partisans, de chasses aux sorcières et de cynisme alimenté par des allégations impossibles à démonter, on finit par y arriver tout seuls.

Lorsque de grands médias canadiens commencent à divulguer des renseignements des services secrets pour parler d’ingérence dans les élections canadiennes, il me semble qu’il y a un besoin criant d’expliquer immédiatement au public ce qu’est un renseignement, pourquoi la valeur de chaque «renseignement» peut varier et pourquoi elle ne peut être automatiquement prise pour un fait avéré. Le sujet est trop important, justement, pour être abordé sans une transparence absolue sur son éthique journalistique et la valeur relative de ses informations.

Les aînés se souviendront de la belle époque du maccarthysme et de son pendant canadien, où n’importe quel «renseignement» sur les liens entre un politicien, un intellectuel, un activiste, un artiste ou une célébrité et le communisme suffisait à bouleverser une carrière. Si les intentions néfastes de l’URSS envers les gouvernements nord-américains étaient bien réelles, bien des innocents ont été pris dans l’étau. Vu le vent d’inquiétude qui souffle sur le pays, j’aimerais sincèrement qu’on m’explique ce qu’on a appris, en journalisme et en politique, des dérapages de la guerre froide.

On devrait aussi se rappeler que l’intérêt porté à la Fondation Trudeau ces dernières semaines vient aussi de cette inquiétude, plus que légitime, pour l’ingérence étrangère dans les élections canadiennes. Après plusieurs semaines de scandale, on pondère sur la bonne ou la mauvaise gestion de la Fondation, on répète que «ça ne sent pas bon», que ce n’est pas joli, ce portrait des élites canadiennes qui se connaissent toutes. Mais on ne trouve pas encore ce que le don à la Fondation de la part d’hommes d’affaires liés au régime de Beijing a à voir avec une élection canadienne précise, ou même à quelque décision politique en particulier de la part du gouvernement du Canada.

On creuse, on creuse, et l’objectif principal de la recherche se brouille. Le résultat, encore, c’est le cynisme général, la méfiance ciblée envers «les Chinois», mais rien de précis, politiquement parlant. Et c’est dans l’imprécision, et l’effet d’entraînement du groupe, que le terreau pour les théories du complot, et même dans certains cas la haine, devient particulièrement fertile.

Anthropologue, Emilie Nicolas est chroniqueuse au Devoiret à Libération. Elle anime le balado Détours pour Canadaland.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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