La gauche au pouvoir (2024)

De manière informelle, les membres de Québec solidaire (QS) qui craignent un «recentrement» du parti évoquent parfois un risque de se transformer en «NPD Québec» en aspirant au pouvoir. On ne parle pas ici nécessairement de la question de la souveraineté, mais plutôt d’une crainte de voir émerger à QS une culture politique plus traditionnelle, cimentée autour d’un chef épaulé par des conseillers payés pour prendre les principales décisions stratégiques. Certes, on peut évoquer par cette expression une inquiétude de voir le parti virer au centre gauche.

Cela dit, on prend rarement le temps de comparer Québec solidaire non pas au Nouveau Parti démocratique (NPD) fédéral, mais aux NPD provinciaux, qui, eux, sont depuis longtemps des partis de pouvoir partout à l’ouest du Québec. Ce sont pourtant les contextes politiques qui se rapprochent le plus du nôtre. Penchons-nous sur quelques exemples.

La Colombie-Britannique est gouvernée par les néodémocrates depuis 2017. Durant cette période, plusieurs politiques progressistes ont été adoptées, dont une hausse importante du salaire minimum, des mesures pour lutter contre la crise du logement et pour soutenir les personnes en situation de pauvreté.

Sauf qu’après avoir amorcé un projet-pilote sur la décriminalisation de la consommation de drogues dures en janvier 2023, le gouvernement de David Eby fait maintenant marche arrière. Pourquoi? Parce que des trafiquants — qui sont toujours criminalisés — mettent en circulation des produits de plus en plus dangereux pour les usagers, ce qui fait augmenter les statistiques de surdoses. Et aussi parce que la crise des opioïdes (aux causes complexes) fait les manchettes toutes les semaines dans la province. L’opposition officielle s’est mise à évoquer des enjeux de sécurité, on s’inquiète des gentilles familles qui côtoient désormais des junkies dans les parcs, on n’en veut pas «dans sa cour».

Bref, la décriminalisation continue d’être la bonne approche, du point de vue de la santé publique. Mais devant le barrage médiatique et politique, un premier ministre à la tête d’un parti progressiste fait le calcul «pragmatique» de reculer sur un de ses engagements phares.

Deuxième exemple. Rachel Notley a été la première ministre néodémocrate de l’Alberta de 2015 à 2019. Durant cette période, Notley est entrée plusieurs fois en conflit avec le NPD fédéral, ainsi qu’avec les mouvements environnementalistes étant donné son appui à l’industrie pétrolière albertaine et son soutien au projet de pipeline TransMountain. Elle a toutefois aussi mis en avant certaines mesures pour diversifier l’économie de sa province et investir dans certaines énergies renouvelables.

L’ex-maire de Calgary, Naheed Nenshi, est le candidat le plus connu à la succession de Notley comme chef du NPD albertain. Lui aussi croit que le pouvoir se gagne au centre. Y a-t-il des progressistes albertains, membres du NPD, qui s’opposent aux pipelines et voudraient opérer un virage vert plus radical dans leur province? Bien sûr. Sauf que pour être un parti de gouvernement, le NPD albertain fait le choix de les garder dans les marges.

Dans ces deux exemples, un constat se dégage: on a beau venir de la gauche, il est difficile de gouverner effectivement à gauche à moins que le momentum social soit aussi à gauche. Si les experts en santé publique comme les personnes qui militent pour les groupes plus vulnérables avaient une plus forte influence sur le débat public, Eby ne reculerait pas. Et si le dialogue citoyen sur la crise climatique était plus avancé en Alberta, on pourrait y prendre le pouvoir sans faire autant le jeu des pétrolières.

Pour voir le scénario inverse, prenons un troisième exemple. Wab Kinew, aussi un néodémocrate, est le premier ministre du Manitoba depuis octobre dernier. Il est devenu du même coup le premier premier ministre issu d’une Première Nation au Canada (ça fait certes beaucoup de premiers). Dès son arrivée au pouvoir, il s’est octroyé à lui-même le titre de ministre de la Réconciliation autochtone — une autre première. «Mon message est simple, et il s’adresse aux leaders de gouvernements autochtones à travers le Manitoba, a-t-il expliqué. Notre gouvernement vous reconnaîtra pour ce que vous êtes, soit des leaders de gouvernements — des gouvernements au même titre que tous les autres ordres de gouvernement à travers le Manitoba, le Canada et l’Amérique du Nord.»

Le geste peut sembler symbolique, mais il annonce une manière d’ébranler le statu quo colonial dans le rapport entre une province et les peuples autochtones. C’était là une déclaration politiquement viable parce que la réconciliation est portée par Winnipeg, et la société manitobaine plus généralement, de manière particulièrement forte, et ce, depuis des années. C’est un contexte de véritable renaissance autochtone qui permet à Wab Kinew non seulement d’être premier ministre, mais aussi d’utiliser son poste pour faire évoluer les choses.

Revenons à Québec solidaire. Lorsque le terrain n’a pas été suffisamment préparé dans les médias et la société civile, des idées progressistes peuvent être traînées par un parti qui vise le pouvoir comme une espèce de boulet électoral. On peut penser à la manière dont une taxe sur les véhicules polluants a été réduite à la caricature de «taxe orange» par les adversaires de Québec solidaire lors de la dernière élection. Devant une telle situation, on peut être tenté de «prioriser» les éléments de sa plateforme qui sont plus près du centre. Ou alors, on peut travailler à faire évoluer le débat social, à briser le culte des VUS au Québec, à créer des campagnes climatiques efficaces qui nous mènent dans un contexte où des propositions plus ambitieuses deviennent électoralement viables.

La question qui s’impose, donc: les momentums de gauche — qui naissent à peu près toujours à l’extérieur des parlements —, on les crée comment? Quelles énergies, quelles ressources sont déployées pour les rendre possibles?

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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Author: Moshe Kshlerin

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